Parlons de sommes
Si vous êtes venus en espérant dormir (faire un petit somme), hélas, il y a méprise. Dans cet article, on va parler méthodes de sommations. En gros, on va additionner des trucs. Trivial me direz-vous. En êtes-vous vraiment bien sûr? Si cela peut sembler trivial en effet, c'est quand même un sujet assez profond que je me dois d'aborder. Je vais tâcher évidemment de rester le plus accessible possible. Mais si vous venez en pensant que cela sera une sinécure, à moins d'avoir un bon niveau de base en mathématique, vous vous tournerez vers vos successeurs et vous leur direz :
"Sincèrement, pourquoi une telle mise en garde pour de bêtes additions". Tu verras, Billie, tu verras. Commençons donc par définir ce qu'est une sommation. La sommation est une fonction qui prend un nombre variable de paramètres et qui va vous ressortir le résultat des additions successives. Appelons la S. Si je fais S(4,5) alors ça va me sortir le résultat de l'addition 4+5 soit 9. Jusque là, je ne pense pas vous avoir largué. Je tiens à faire le distinguo entre la sommation et l'addition. La sommation est une succession d'additions comme je l'ai dit. L'addition, elle, n'est qu'une opération arithmétique qui prend deux grandeurs (ça peut être des nombres mais ça peut être tout, comme des longueurs, des pommes, etc.). Et en réalité, je tiens à insister sur DEUX grandeurs. Si je vous demande S(3,4,5), je demande donc le résultat du calcul suivant : 3+4+5. Je peux placer mes parenthèse comme je veux grâce à l'associativité mais dans tous les cas, que je fasse (3+4)+5 ou 3+(4+5), je vais nécessiter 2 additions. On fait notre première opération (3+4) ou (4+5) et on réinjecte le résultat comme autre entrée pour la prochaine addition. C'est comme cela que procède vos calculatrices et vos ordinateurs. Ils ont une unité arithmétique et logique (UAL ou ALU en anglais) qui prend 2 entrées et donne une seule sortie qui peut potentiellement servir d'entrée pour le prochain calcul.
Jusque là, ça va, je n'ai pas cassé trois pattes à un canard. Continuons donc. Vous êtes vous déjà demandé quelles propriétés se doit d'avoir une fonction de sommation? Car là, je vous ai présenté la basique qui se contente de faire des additions successives mais il y en a bien d'autres comme nous le verrons par la suite. Il doit donc bien y avoir des critères pour dire qu'une fonction de sommation est valide mathématiquement. Cela se tient dans le triptyque Métro-Boulot-Dodo, heu, linéarité-stabilité-régularité. Qu'est-ce qui en retourne?
La linéarité, c'est simple. Cela signifie que je conserve la même proportionnalité en faisant des manipulations arithmétiques élémentaires sur ma sommation. Je m'explique. Prenons le calcul suivant : 3+4+5, cela me donne comme somme 12 évidemment. Si je multiplie chacun de mes éléments par 2 alors ma somme doit également être multipliée par deux pour conserver la même proportion. Je vérifie, 6 + 8 + 10, cela me donne bien 24, soit 2 fois le résultat initial. Donc pour tout nombre lambda, j'ai : [math]\sum_{n=1}^{m}(\lambda \times a_n) = \lambda \times \sum_{n=1}^{m}a_n[/math]. Si vous n'êtes pas familier avec ce type de notation, sachez que [math]\sum_{n=1}^{m}[/math] signifie la somme de n=1 jusqu'à une valeur "m" et [math]a_n[/math] est le paramètre de ma sommation en position n. Donc pour l'exemple S(3,4,5) = 3+4+5, je peux l'écrire [math]\sum_{n=1}^{3}a_n[/math] et j'aurai alors additionné les 3 paramètres dans l'ordre 1,2 et 3 qui valent successivement 3, 4 et 5. Cela revient bien au même.
Mais ce n'est pas tout, si j'ai une autre somme, tel que 0+1+2 qui me donne 3. Si je l'additionne deux à deux avec ma sommation précédente, alors je dois avoir l'addition des deux sommes. En somme (haha), ça revient à dire que si je fais (3+0)+(4+1)+(5+2) alors c'est censé me donner l'addition des sommes, soit 12+3 donc 15. Et si je regarde, c'est bien ce que j'ai (notez que si vous n'avez pas le même nombre d'éléments, vous faites comme moi, vous ajoutez des 0 dans la sommation qui en a le moins). De là, on peut dire que [math]\sum_{n=1}^{m}a_n + \sum_{n=1}^{m}b_n= \sum_{n=1}^{m}(a_n +b_n)[/math].
Ainsi, on est capable de déterminer une formule de la linéarité pour la sommation. Votre fonction de sommation est linéaire si l'égalité suivante est vraie :
[math]\lambda \times \sum_{n=1}^{m}a_n + \beta \times \sum_{n=1}^{m}b_n= \sum_{n=m}^{n}(\lambda \times a_n + \beta \times b_n)[/math].
Une fonction de sommation est dite stable si je peux en extraire ces n premiers nombres et les additionner naturellement à la fonction de sommation débutant désormais aux n+1-ème nombres. Qu'est-ce que ce charabia? En réalité, ça veut juste que si je fais S(1,2,3,4,5,6), j'aurai le même résultat que si je fais 1+2+3+S(4,5,6). Le fait que je sorte certains termes de la fonction de sommation pour les additionner de manière traditionnelle est indolore et ne change strictement rien. De même, l'autre sens est également possible. Si 1+2+3+S(4,5,6) alors, il faut que j'obtiens la même somme que si j'avais S(1,2,3,4,5,6). Forcément, ça découle de ce qu'on a vu en début de paragraphe et ça a l'air induit comme ça. Précisons également que ça marche même si on n'a pas de terme à gauche (en gros, si on a des 0). [math]S(1,2,3) = 0 + S(1,2,3) = S(0,1,2,3)[/math].
De facto, on peut résumer en disant que notre fonction est stable si, pour une série de nombres [math]a_n[/math], on a [math]\sum_{n=1}^m a_n = a_1 + a_2 + a_3 + \sum_{n=4}^m a_n[/math]
On peut utiliser toutes les méthodes de sommation qu'on souhaite mais pour des opérations qu'on connaît, elles doivent impérativement donner le même résultat que la méthode d'addition usuelle. Et ça parait, de vous à moi, logique. Je peux développer une superbe fonction de sommation mais si 1+1 = 3, j'ai un sérieux problème. Cela a l'air extrêmement bateau de dire ça mais c'est quand même une prémisse indispensable.
En tout cas, voilà ce qu'il vous faut impérativement pour avoir une fonction de sommation correcte. Si vous ne l'avez pas alors vous risquerez d'arriver à des résultats faux. Donc voilà, c'est important à garder en tête. Mais attention, un résultat qui peut sembler aberrant n'est pas forcément faux, non plus. On verra ça plus tard.
"C'est mignon tout ça mais franchement, tu te fais ch***. Pourquoi tant se prendre la tête pour une simple addition en masse? C'est comme, pourquoi tu t'évertue à mettre ça sous forme de fonction S alors que des + font très bien l'affaire? Tss, ces mathématiciens, ça aime se compliquer la vie pour des choses simples".
Tient, Billie reprend du poil de la bête. C'est vrai que dans les additions bateaux comme celles dont on a fait mention ci-dessus, cela fait très superflu. Mais déjà, cela permet de formaliser les choses et d'avoir ainsi une base solide et surtout vous allez voir que les additions, ce n'est pas toujours si simple. Surtout lorsqu'on va vers l'infini . Vous le sentiez venir, n'est-ce pas? Car après tout, comment comptes-tu faire, Billie, pour me calculer la somme suivante : [math]\sum_{n=1}^{\infty} \frac{9}{10^n}[/math] soit [math]0.9+0.09+0.009+...[/math]? Hé bien avec la méthode de sommation actuelle, ce n'est plus possible. En effet, on ne peut pas sortir une somme d'une succession infinie avec notre simple opérateur +. Il a atteint ses limites haha (vous comprendrez bientôt pourquoi c'est drôle). Il va donc falloir changer de fonction de sommation. Et là, plein de possibilités s'offrent à nous. Et il va alors faire un choix.
La méthode traditionnelle est de regarder la limite des sommes partielles de notre sommation infinie. Ainsi, notre fonction de sommation S devient dans le cadre d'une sommation infini : [math]S = \lim\limits_{n \rightarrow +\infty}(a_1+a_2+a_3+...+a_n)[/math]. Car en effet, autant notre sommation ne s'arrête jamais, autant elle peut se rapprocher de plus en plus d'une valeur déterminable. On dit alors que cette somme converge vers une valeur. Cette valeur n'est autre que la limite (en l'infini) des sommes partielles de la sommation. Pour y voir plus clair, regardons l'exemple [math]\sum_{n=1}^{\infty} \frac{9}{10^n}[/math] et notamment ses sommes partielles. À la première itération, on a 0.9, à la seconde 0.99, à la suivante 0.999 et ainsi de suite. On voit bien que cette série se rapproche de plus en plus près de 1 qui est la plus proche valeur qu'elle ne dépassera jamais de façon certaine. 1 est la limite de cette suite. Mais du coup, si vous vous rapprochez infiniment d'une valeur, ne peut-on pas dire que vous êtes cette valeur. "Non! Il y aura toujours un écart même infime!". Vraiment? Je parle ici de l'infini. Il n'y aura jamais un 9 final donc peut-il y avoir un écart. Faut voir ça autrement. Imaginons, je te suis, Billie. Il y a un écart. Dans ce cas là, combien dois-je enlever à 1 pour avoir la valeur de ma somme? 0.1? 0.0000001? Il faudrait retirer 0.000000... et ça n'aura jamais de fin car il y aura toujours un 9 après le 9. Si au final, je dois retirer une infinité de 0 à 1 pour que ça soit également à ma somme, en réalité, je ne dois rien retirer. Et donc 1 serait bien égale à 0.99999999... Comme je vous l'avais annoncé dans mon précédent article, c'est fou .
Pour votre curiosité personnelle, on peut aisément montrer que la suite tend vers 1. On a une suite géométrique de première terme [math]u_o = \frac{9}{10}[/math] et de raison [math]q = \frac{1}{10}[/math]. On sait que la somme des termes d'une suite géométrique s'obtient en calculant [math]u_0 \times \frac{1-q^{n+1}}{1-q}[/math]. Dans notre cas, on a donc : [math]\frac{9}{10} \times \frac{1-(\frac{1}{10})^{n+1}}{1-\frac{1}{10}} = \frac{9}{10} \times \frac{1-\frac{1}{10^{n+1}}}{\frac{9}{10}} = 1-\frac{1}{10^{n+1}}[/math]. Or [math]\lim\limits_{n \rightarrow +\infty}\frac{1}{10^{n+1}} = 0 \Rightarrow \lim\limits_{n \rightarrow +\infty}1 - \frac{1}{10^{n+1}} = 1 [/math]
Cette méthode marche parfaitement pour toute somme absolument convergente. Et j'insiste sur le mot "absolument". Pour clarifier davantage, dans notre somme, il n'y a pas une alternance de signe qui prise isolément diverge vers l'infini. Prenons un exemple, la formule de calcul de Pi découverte par Madhava de Sangamagram en est un excellent. Il a réussi à démontrer que [math]\pi = 4 - \frac{4}{3} + \frac{4}{5} - \frac{4}{7} + \frac{4}{9} - ...[/math]. Et cette somme [math]4 \sum^{\infty}_{n=0} \frac{(-1)^n}{2n+1}[/math] converge vraiment vers pi. Mais regardons la suite formée uniquement par les termes positifs. On a [math]4 + \frac{4}{5} + \frac{4}{9} + + \frac{4}{13} + ...[/math]. On peut le démontrer mais l'article est déjà long donc je vous prie de me croire sur parole, cette série diverge vers [math]+\infty[/math]. Regardons maintenant la suite faite par les nombres négatifs, on a : [math]- \frac{4}{3} - \frac{4}{7} - \frac{4}{11} -...[/math] et là encore, croyez moi, ça diverge vers [math]-\infty[/math]. On parle alors de série semi-convergente.
Vient alors un problème. En réordonnant les nombres de cette série, comme elle marche par compensation pour converger, je suis capable de la faire converger vers n'importe quel nombre. C'est ce qu'on appelle le théorème de réarrangement de Riemann. Il s'explique extrêmement facilement. Prenez votre série et faites en deux listes ordonnées, l'une avec les nombres positifs du plus grand au plus petit et l'autre avec les nombres négatifs du plus grand au plus petite. Choisissez alors le nombre vers lequel vous voulez converger. Dépilez et additionnez autant de nombres positifs nécessaires de votre liste jusqu'à dépasser votre nombre. Une fois dépassé, vous dépilez et additionnez autant de nombres négatifs nécessaires de votre seconde liste jusqu'à être en dessous de votre nombre. À partir de là, vous continuez le processus. Comme vos listes sont triées, à chaque fois, vous vous rapprocherez irrémédiablement et à l'infini de votre valeur voulue. Félicitation, vous venez de faire converger votre série là où vous le souhaitez. Reprenons la formule de calcul de pi. En la réarrangeant un petit peu, on a [math]4 - \frac{4}{3} - \frac{4}{7} - \frac{4}{11} - \frac{4}{15} + \frac{4}{5} - \frac{4}{19} - ...[/math] qui converge alors vers le nombre d'or.
De facto, notre méthode de calcul de somme infini marche bien mais on perd une fonction de notre système d'addition lors d'une série semi-convergente. On ne peut plus toucher à l'ordre des termes. On perd donc la propriété de commutativité de l'addition. Pour ceux qui l'ignorent, la commutativité est ce qui nous permet d'affirmer que 1+2+3 est strictement égal à 3+1+2. On peut réarranger nos nombres, cela ne change rien. Alors la sommation usuelle de série semi-convergente, ce n'est hélas plus possible.
Vous vous doutiez bien que depuis on a trouvé des outils pour les séries divergentes. Pour cela, il vous suffit de changer de fonction de sommation. En réalité, si vous lisez mes articles assidument, vous devez déjà en connaître une, on l'a vu dans l'article "1-1+1-1+1-1+...=1/2" et se nomme la sommation de Cesàro. Cette fonction de sommation s'intéresse plus à la simple limite des sommes partielles mais à la limite de la moyenne des sommes partielles, c'est-à-dire : [math]S = \lim\limits_{n \rightarrow +\infty}\frac{1}{n}(a_1+a_2+a_3+...+a_n)[/math]. Je vous laisserai vérifier qu'elle respecte les trois propriétés mentionnées ci-dessus (linéarité, stabilité et régularité), vous êtes grand. En réalité, c'est bien car la sommation de Cesàro est "valide" qu'on peut faire le raisonnement suivant :
[math]S = 1-1+1-1+1-1+…\\
\Rightarrow 1-S = 1- (1-1+1-1+1-1+…)\\
\Rightarrow 1 – S = 1-1+1-1+1-1+…. \\
\Rightarrow 1- S = S\\
\Rightarrow 2S = 1\\
\Rightarrow S = \frac{1}{2}[/math]
Alors évidemment, une somme infinie de 1 et de -1 donnant [math]\frac{1}{2}[/math], ça a de quoi surprendre. Mais je me permettrai de citer mon article :
~Yann Bidon
L'infini est plein de surprises, croyez-moi. Il nous force à sortir de notre cadre conventionnel pour ouvrir à de nouvelles perspectives. On peut le rejeter, nier l'infini. Pourtant, ces calculs aux résultats surprenants trouvent étonnamment des applications des plus concrètes, notamment en physique, preuve de leur véracité. Sachez que d'autres méthodes de sommation existent tels que celles d'Abel, de Borel... Je ne vais pas toutes les lister. Peut-être feront-elles l'objet d'un autre article mais pour l'heure, notez qu'en cas de divergences, on a des outils mathématiques pour nous aider.
"Donc toute sommation a un résultat définissable?" Non, Billie. J'en suis navré mais malgré tous nos outils, on ne peut parfois pas trouver de résultats. Prenons la somme [math]S = \sum 1 = 1+1+1+1+...[/math]. Que se passe-t-il si j'applique la même logique de celle de la série de Grandi?
[math]S = 1+1+1+1+1+1+…\\
\Rightarrow 1+S = 1+ (1+1+1+1+1+1+…)\\
\Rightarrow 1+S = 1+1+1+1+1+1+…\\
\Rightarrow 1+S = S\\
\Rightarrow 0 = 1[/math]
En cela, tu notes bien qu'on a ici un raisonnement par l'absurde témoignant de la non-linéarité du procédé et donc qu'on n'a pas de fonctions linéaires, stables et régulières qui nous permettraient d'obtenir un résultat. Ca va juste vers l'infini, point.
"Objection! Wiki, il a dit que c'est possible et que ça vaut [math]- \frac{1}{2}[/math]". Je comprends tout à fait ton objection. Et c'est bien de garder l'esprit ouvert et de diversifier tes sources. Mais que dit exactement l'article de Wiki? Il ne parle pas de somme, il parle d'une régularisation. C'est un autre procédé mais je ne vais pas le détailler ici. Mais vu que tu aimes wiki, clique ici pour allait voir la page associée.
Bon, je vais m'arrêter là, je pense. Mais comme vous voyez, cette initiation à la sommation infinie fut quand même bien consistante . J'espère avoir su rester le plus didactique possible et que je ne vous ai pas trop larguer. Sinon, bah voyez l'image de début d'article .